LEONARD COHEN
TRADUIT PAR MICHEL GARNEAU
HOMMAGE À ROSENGARTEN
Si vous avez un mur, un mur nu dans votre maison
Tous les murs de ma maison sont nus
Et j’aime beaucoup les murs nus
La seule chose que je mettrais
Sur l’un de mes bien-aimés murs nus
Non, pas bien-aimés
L’adjectif n’est pas nécessaire
Le mur est très bien comme il est
Mais
J’y placerais un Rosengarten
Fabriqué avec un peigne en bois et de l’encre noire
Un Rosengarten qui s’en va nulle part
Pour toujours en un tourbillon
De courbes parallèles indélébiles
Est-ce une lettre ou une femme ?
Est-ce une autre parfaitement étonnante
Lettre noire dans un mot
Parmi les centaines de mots
De l’épopée permanente de Rosengarten
Qui célèbre le désir implacable et saint
De l’humanité pour elle-même
Votre tête est pareille au papier blanc
Sur quoi la femme est si délicatement éclaboussée
Et le papier et votre tête ont besoin d’elle
Pour avoir du sens
Si vous aviez un vaste mur blanc
Pour y suspendre à la suite
Des centaines de ces femmes
Profondément nées de l’encre
Vous n’auriez pas à étudier la calligraphie
Bien longtemps avant de vous comprendre
Et de vous pardonner de tomber en amour si souvent
Et vous faire les défenseurs de notre mystérieuse
Et radieuse race
Et faire taire toute discussion oiseuse sur la beauté
En laquelle on vous a joué le tour de vous fourvoyer
Et c’est la même chose pour les meubles
Je possède une ou deux tables de bois
Que j’ai achetées pour une chanson
Il y a longtemps
Je les ai polies pendant des années
Et je ne veux rien sur elles
Que des coudes une assiette et un verre
Mais j’ai un Rosengarten sur l’une d’elles
Parce qu’un Rosengarten célèbre le bois
Où il repose puisqu’il est fait du même esprit
Qui a fait la table il y a cent ans
L’esprit de l’honneur et de l’habileté
Et de la modestie
L’esprit qui démontre avec patience
L’indicible utilité d’un objet
Il vous faudrait vivre avec un Rosengarten
Pour savoir à quel point il est utile
Aussi utile qu’une table ou un mur
Au service de votre inhabileté
À poser votre «vie détruite» en une pièce
Que vous avez oublié d’explorer
Comme il n’y a pas un mot de trop dans un grand poème
Dans un Rosengarten
Il n’y a pas un volume de trop
Il n’y a pas de geste, de notion, pas de clin d’oeil
Qui appelle le compliment
Il est ce qu’il est
Respectueux de la tradition d’où il émerge
Et indépendant de cette tradition
Un Rosengarten se tient là embrassé par le lieu
Faisant naître de seconde en seconde
Des amitiés nouvelles et dérangeantes
Avec l’air et la lumière
Dont le lieu a si profondément besoin
Pour irriguer et rafraîchir votre combat
Et si vous avez un jardin ou une acre de terre
Que vous désirez florissant
Placez-y un certain nombre de Rosengarten
Ses grandes et puissantes Asheras
L’essentielle présence féminine
Que les hommes et les femmes révéraient
Dans les hauts lieux de la bible
Comme nous le faisons toujours et encore
En marchant main dans la main
Parmi l’affolante et miteuse insignifiance
De nos vies publiques et privées
Officielles et corrigées
Et La voici :
Complètement née d’elle-même
Impérative et indulgente
Une poussée d’énergie lisse
Qui ne fend pas l’air
Mais l’adoucit et l’enflamme doucement
Offerte sur un simple escalier de pierre
Qui est en lui-même merveille d’harmonie montante
Offerte au mystère de la beauté
Que personne n’oserait expliquer
Offerte pour les raisons secrètes
Que tout le monde sait
Offerte dans les conditions habituelles de détresse
Et de profonde certitude intérieure de la perfection
Et maintenant votre jardin
N’a plus besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire
- Leonard Cohen
traduction de Michel Garneau